LA MEDECINE « ARABE » (IXe – XIIIe s.)


Le terme « arabe » associée au mot médecine est une facilité de langage. L’expression la plus correcte serait de parler d’une médecine « d’expression arabe ». C’est en effet, l’usage de l’arabe comme langue de culture qui a unifié les différentes composantes ethniques et religieuses de l’époque. D’abord imposée par le pouvoir, elle est devenue un instrument indiscutable grâce à son enrichissement par un vocabulaire scientifique et technique créé au fur et à mesure des besoins. Cette médecine dite « arabe » est pratiquée par des hommes d’origine géographiquement et ethniquement différente qu’ils soient arabes, berbères, persans, andalousiens… et de religions diverses car parmi eux se trouvent aussi bien des musulmans que des chrétiens ou des juifs.

À ses débuts la médecine arabe va puiser dans un registre multiculturel pour établir ses fondements. Elle trouve déjà sur place des éléments traditionnels et pragmatiques existants qu’ils proviennent d’une médecine populaire pratiquée par des chamans ou des guérisseurs ou de médecines déjà plus élaborées comme celles de l’Égypte ancienne ou de la Perse. Elle fait appel également à des recommandations sur la santé et la thérapeutique fondées sur les hadiths : recueils de tradition qui conservent les propos et les faits et gestes du Prophète. Un genre appelé « médecine du Prophète » rassemble ceux qui portent sur la santé et la maladie mais y associe diverses pratiques magiques ou incantatoires tout en faisant appel à quelques préceptes de médecine savante. Bientôt, afin d’alimenter sa soif de connaissances et de satisfaire ses besoins de progrès, la médecine arabe va quérir ailleurs de nouveaux concepts et sollicite des médecines étrangères. Elle se tourne vers les pratiques médicales indiennes mais surtout vers le matériel plus conséquent et mieux structuré que le monde grec lui fournit.

L’approche des textes anciens s’est faite par le biais des traductions. Ce processus a débuté dès le IVe siècle par des traductions, en syriaque, des livres grecs de philosophie, de médecine et de sciences en Syrie et en Mésopotamie. Le chrétien jacobite Sergius (Sargîs) aurait également traduit en langue orientale des oeuvres médicales de Galien au VIe siècle. À la même époque les chrétiens nestoriens se réfugient en Perse. Ils emportent avec eux nombre de textes grecs, de traductions et d’abrégés en syriaque et leur apport est considérable pour la médecine arabe. Dans la seconde moitié du VIIIe siècle ainsi qu’au IXe, ces médecins installés à Jundîshâbûr vont en effet, jouer un rôle important comme relais de la connaissance. Certains d’entre eux, requis à Bagdad, exercent leur art auprès des califes et développent tous les domaines de la médecine et de la pharmacologie. C’est vraiment au IXe siècle que le mouvement de traduction va s’intensifier à Bagdad, sous le règne du calife abbasside Al-Ma’mûn (813-833).

Le plus célèbre et le plus productif des traducteurs de Bagdad est Hunayn Ibn Ishaq (809-877). Hunayn est né à Hira en Mésopotamie. C’est un chrétien, il possède naturellement le syriaque et l’arabe et s’instruit en grec. Il traduit et fait traduire un nombre incalculable d’ouvrages. Il révise et corrige le travail de ses collaborateurs, améliore les anciennes traductions par l’apport de nouveaux manuscrits. Les textes sont versés du grec ou du sanscrit à l’arabe avec souvent une forme intermédiaire en syriaque. On met à son actif la traduction de plus de cent traités de Galien. C’est également à lui et à son entourage proche que l’on doit la première traduction arabe du livre de matière médicale de Dioscoride dont on connaît l’importance pour la pharmacopée.

Dans le même temps, d’autres savants mènent la même tâche. Ainsi, toute la richesse des textes accessibles passe entre leurs mains et ce mouvement intense de traductions est capital pour la connaissance et la conservation du patrimoine des Anciens. Il est suivi d’une phase d’assimilation des connaissances et n’est pas un aboutissement car ces savants sont aussi des promoteurs des progrès des sciences.

Pour reprendre l’exemple de Hunayn, il faut citer parmi ses oeuvres personnelles deux traités d’ophtalmologie et un livre didactique à l’usage des étudiants, rédigé sous forme de questions-réponses, « le Livre des questions sur la médecine ». Cet ouvrage aura un retentissement certain en Occident chrétien puisqu’on l’utilisera en latin sous le titre d’ « Isagoge » après qu’il ait été traduit en latin par Constantin l’Africain.

I - Les médecins arabes

Parmi ces premiers grands médecins arabes, on peut mentionner Ibn Masawayh, auteur d’un recueil de préceptes que l’Occident mettra au programme de ses universités, une fois traduit en latin, sous le titre « Aphorismi Iohannus Damasceni ». Il faut citer aussi, la famille des Bakhtîshu’ au service des premiers califes abbassides dans la deuxième moitié du VIIIe siècle. L’un de ses membres Abû Sâ’ Id Ibn Jibrâ ‘îl Ibn Bakhtîshu’ est l’auteur d’un livre traitant de l’utilité des animaux. Il y énumère les vertus particulières de leurs organes et secrétions, médicaments simples utilisés en pharmacopée.

Une cohorte de grands noms balise ensuite les progrès réalisés en médecine dans l’Orient arabo-musulman. Je mentionnerai trois médecins parmi les plus connus. Ils sont les auteurs d’ouvrages généraux sur la médecine, sommes qui permettent de faire le point sur les connaissances médicales au IXe et Xe siècles. Al-Râzî (Rhazès), médecin d’origine persane (865- 923), a été directeur des hôpitaux de Rayy et de Bagdad. Ses ouvrages les plus célèbres sont Kitâb al-Hâwî et Kitâb al-Mansûrî connus dans leurs traductions latines sous les titres Continens et Liber ad almansorem. L’un des traducteurs des oeuvres d’Al-Râzî est Gérard de Crémone installé à Tolède, au XIIe siècle. L’étude du Kitâb al-Mansûrî est au programme des universités médiévales occidentales. Al-Râzî a relaté de nombreuses observations de cas cliniques et il a apporté sa contribution personnelle notamment dans l’observation de la variole, de la rougeole et du catarrhe dont il a corrélé la survenue à une allergie aux roses.

Al-Majûsî (949- ?) appartient aux milieux persans arabisés. C’est un encyclopédiste. Son ouvrage : le « Livre royal » (Kitâb al-malakî) ou « Livre complet sur l’art médical » est une synthèse bien ordonnée des connaissances médicales de son époque et se divise en deux grandes parties : la théorie attachée aux concepts hérités de la tradition grecque et la pratique où sont décrites toutes les maladies et où l’auteur recommande aux étudiants de compléter leur formation à l’hôpital. Une première version latine infidèle intitulée « Pantegni » en est réalisée par Constantin l’Africain tandis qu’une seconde traduction, « Regalis dispositio » est élaborée, au XIIe siècle, par Étienne de Pise.

Ibn Sînâ (Avicenne) (980-1037) est d’une famille de hauts fonctionnaires au service des Samanides. Il exerce des charges administratives mais des troubles politiques l’obligent à une vie aventureuse à la recherche de protecteurs. Plusieurs fois ministre, il est apprécié dans la gestion des affaires de l’état. C’est à Ispahan qu’il jouit pendant quatorze ans d’une période de stabilité. Passionné de sciences et doué d’une grande capacité de travail, il unit la philosophie à l’étude de la nature. En philosophie, il commente Aristote. Dès quatorze ans il s’initie à la médecine et devient un praticien réputé. Il est auteur d’Al-qânûn fî al-tibb (le Canon), en cinq livres. Avicenne y expose de façon exhaustive, les connaissances théoriques et pratiques nécessaires à qui veut être médecin. Les cinq livres du Canon sont construits et organisés avec rigueur. L’auteur s’attache à la description des symptômes des maladies mais avant tout il s’intéresse à la conservation de la santé par un régime de vie équilibré. Son oeuvre pluridisciplinaire ne nous est parvenue qu’incomplètement. Le Canon, d’abord mis en latin par Gérard de Crémone au XIIe siècle, est ensuite maintes fois traduit et imprimé à partir du XVe siècle. Il est au programme des universités européennes à partir du XIVe siècle et devient un outil pédagogique indispensable.

Dans l’Occident arabo-musulman, un grand centre intellectuel s’est développé à Kairouan, en Ifriqiya, sous la dynastie aghlabide.

Trois grands médecins se détachent aux IXe et Xe siècles :

• Ishhâq Ibn ‘Imrân, originaire de Bagdad, s’installe à Kairouan en 877. Il est attaché au service de la cour. De son oeuvre seul reste le « Traité de la mélancolie ». C’est le plus ancien ouvrage entièrement consacré à cette affection qui soit conservé. Ignoré des grands médecins arabo-musulmans, il est traduit en latin par Constantin l’Africain au milieu du XIe siècle. Sous le titre de « De melancholia » et mis sous le nom de son traducteur, il est enseigné dans les universités européennes. En 1127, Stephan, disciple de Constantin, met en parallèle les deux textes, découvre la supercherie et la dénonce. Jusqu’à Pinel, à la fin du XVIIIe siècle, ce traité garde une influence indirecte sur les études de la mélancolie.

• Ishhâq Ibn Sulaymân (milieu IXe - 955 ?), disciple d’Ibn ‘Imrân est attaché, en tant que médecin, au service des princes fatimides nouvellement maîtres du Maghreb. Son oeuvre est connue très tôt en Occident latin. Les traductions de Constantin l’Africain bien qu’infidèles et imparfaites l’y introduise. Les plus célèbres ouvrages médicaux d’Ishâq sont « Le traité des fièvres », « Le traité de l’urine » et « Le traité sur les aliments ».

• Ibn Al-Jazzâr (vers 898 - vers 980), homme studieux a une vie simple et pieuse, est de formation pluridisciplinaire. En médecine, il est l’auteur de nombreux ouvrages médicaux parmi lesquels « La médecine des pauvres » qui atteste de son dévouement envers les plus nécessiteux, le « Livre des succédanés des simples » et le « Livre des poisons ». Le « Traité sur les médicaments simples », avec la description de deux-cent-quatre-vingt substances médicinales et le « Viatique du voyageur » dans lequel les maladies sont décrites en suivant un schéma anatomique allant de la tête aux extrémités, ont fait sa renommée.

Ces deux derniers textes ont largement diffusé en Occident chrétien. Le « Viatique », introduit en Espagne musulmane par ‘Umar Ibn Hafs, disciple d’Ibn Al-Djazzâr, a été traduit en grec, en latin et en hébreu. Sans en désigner l’auteur véritable, Constantin l’Africain en fait une version latine et dès le XIIIe siècle, Girardus Bituricensis et de Petrus Hispanus en rédigent le commentaire. Le « Traité sur les médicaments simples » est également traduit par Constantin sous le titre « Liber de gradibus simplicium ». Une seconde version latine est élaborée au XIVe siècle par Stéphane de Saragosse et une traduction en hébreu est due à Moshe Ibn Tibbon.

Plusieurs des écrits médicaux des médecins de Kairouan ont enrichi les programmes de l’école de Salerne et des universités occidentales. Dans Al-Andalus, possessions arabo-musulmanes sur la péninsule ibérique, l’essor des sciences médicales n’a vraiment eu lieu qu’au Xe siècle. Le facteur déclenchant des progrès de la médecine, grâce auquel elle acquiert toute sa spécificité, est la révision de la première traduction arabe du traité de matière médicale de Dioscoride faite à Bagdad, au IXe siècle et qui présentait de nombreuses insuffisances. L’empereur de Constantinople adresse en cadeau au calife omeyyade de Cordoue, ‘Abd Al-Rahmân III (912- 961) un nouveau manuscrit illustré de cet ouvrage grec. Une nouvelle version est alors établie par un collectif de médecins et grâce à la participation d’un érudit instruit dans la langue grecque ancienne, le moine Nicolas. Elle consiste essentiellement à combler les lacunes lexicographiques de la première traduction d’ Istifân b. Basîl et de Hunayn. À la fin du Xe siècle, la médecine andalousienne se caractérise par le fort intérêt de ses médecins pour la science des plantes et par l’importance qu’occupent dans leurs écrits les remèdes simples et composés et leurs modes de préparation, l’étude du vocabulaire permettant une meilleure identification des substances médicinales et la recherche de leurs succédanés.

L’ouvrage le plus conséquent et le plus renommé de la fin du Xe siècle est celui du cordouan Abû Al-Qâsim Al-Zahrâwî, connu dans l’Occident latin, sous le nom d’Albucasis. Né au moment de la fondation de Madîna Al-Zahrâ (936), Al-Zahrâwi serait mort entre 1010 et 1013. Il est l’auteur d’un ouvrage volumineux en trente livres communément désigné par son titre abrégé, « Al-tasrîf ». Le monde latin en a retenu essentiellement deux parties : le livre vingt-huit sur les médicaments simples ou « Liber servitoris » et le traité de chirurgie, « Chirurgia » qui constitue le livre trente largement utilisé par notamment par le médecin chirurgien Guy de Chauliac (1300-1368).

Au XIIe siècle, de grands philosophes s’illustrent aussi dans le domaine médical. Deux d’entre eux Ibn Rushd (Averroès) (1126-1198) et Ibn Maymûn (Maïmonide) (1138-1204) sont particulièrement célèbres.

II – Les grands principes médicaux et leurs origines

En médecine, les principes fondamentaux dérivent essentiellement des théories d’Aristote, d’Hippocrate, de Galien et de Dioscoride. D’elles découlent les notions de santé, de maladie et de l’évaluation de la force des médicaments par la théorie des degrés de qualité.

Les philosophes grecs ont, peu à peu, pensé les concepts qui serviront à établir les bases de la médecine. Anaxagoras, Empédocle, Philiston, Aristote et Hippocrate sont quelques-uns d’entre eux mais je laisse de côté les premiers maillons du raisonnement pour en venir tout de suite à théorie des quatre éléments définie par Hippocrate. Selon les philosophes, les éléments sont les parties les plus simples et les plus petites des corps composés. Les éléments primaires sont le feu, l’air, l’eau et la terre et quatre qualités primaires, le chaud, le froid, le sec et l’humide, leur sont associées. On dit alors que le feu est chaud et sec, l’air est chaud et humide, l’eau est froide et humide et la terre est froide et sèche.

Le gendre d’Hippocrate, Polybe, considère que l’on peut mettre en parallèle le cosmos et le corps de l’homme. On peut aussi appliquer au corps humain les mêmes principes fondamentaux. Cela conduit à instituer que le corps humain est fait des substances nées du mélange des humeurs également au nombre de quatre : bile noire ou atrabile, bile jaune, phlegme ou pituite et sang. À partir de ces notions, on peut établir un système quaternaire combinant éléments, humeurs et qualités.



Donner une définition de la médecine, c’est connaître ce qu’est la santé. La santé consiste en un équilibre des humeurs dans le corps humain. L’équilibre parfait est extrêmement rare de même que la santé parfaite. Au plan de la physiologie, les quatre humeurs sont dans un équilibre relatif dans l’organisme humain. Un léger excès de l’une d’elles induit des tempéraments différents. Ainsi un excès de sang entraîne un tempérament sanguin (chaud et humide), un excès de bile jaune, un tempérament bilieux (chaud et sec), un excès de phlegme, un tempérament lymphatique (froid et humide) et un excès de bile noire, un tempérament mélancolique (froid et sec). L’état de santé est donc également relatif.

Tout le système physiologique est gouverné par les facultés. Ce sont : les facultés naturelles qui se manifestent dans la conception, la croissance et la nutrition, les facultés animales qui assurent la vie et les facultés psychiques qui concernent entre autres, la raison, l’imagination, l’émotion, le mouvement volontaire.

La bonne marche des fonctions corporelles dépend des « pneumas » ou « esprits vitaux », sortes de principes « mécanico-dynamiques », liens entre la nature matérielle et spirituelle de l’homme. Il s’agit du pneuma naturel qui naît dans le foie, du pneuma animal qui naît dans le coeur et du pneuma psychique dont le siège est le cerveau. Ils assistent les différentes facultés pour maintenir la condition physique. La maladie apparaît lorsqu’il y a une rupture dans l’équilibre habituel des humeurs chez l’homme que ce soit par excès ou défaut d’une humeur ou par sa corruption. Ces altérations quantitatives ou qualitatives sont considérées comme étant l’agent étiologique. L’humeur entraînant les maladies les plus graves est la bile noire qui occasionne des maladies comme la mélancolie, le cancer, l’éléphantiasis, les tumeurs malignes…

Déterminer quand un traitement thérapeutique doit être prescrit à un malade consiste d’abord, à savoir définir quand l’équilibre relatif des humeurs est rompu. La thérapie devra alors contrecarrer le déséquilibre humoral par l’apport des médicaments possédant des qualités opposées aux désordres constatés.

La théorie des humeurs qui va s’instaurer comme un principe fondamental de la médecine se met en place à partir des notions de couples et d’opposés. Dans le domaine de la biologie, les philosophes associent la chaleur à l’idée de vie et le froid à celle de mort. Aristote détermine des différences qualitatives dans les couples opposés. Ainsi, définissant le mâle comme supérieur et plus chaud que la femelle, il définit en même temps la supériorité du chaud. À la fin du IIe siècle, les apports du médecin Galien auront une influence capitale sur le développement de la médecine. Ses écrits sont recueillis par les traducteurs de langue syriaque et arabe et sa conception de la médecine, assimilée puis développée, devient la base de l’enseignement médical tant dans le monde arabomusulman qu’en Occident latin.

En pharmacologie, à la théorie des humeurs s’est associée celle des qualités des médicaments et de leurs degrés. Adapté au système thérapeutique, cet ensemble d’opinions amène à la conclusion que, dans une substance médicinale, coexistent deux éléments opposés et indissociables, l’un étant dominant, l’autre étant son antagoniste. Galien part de l’hypothèse que dans chaque substance se trouve une qualité innée ou un pouvoir. Il fixe le nombre des qualités à quatre : chaleur et froid, que l’on peut dire qualités actives, sécheresse et humidité que l’on peut appeler qualités passives. Chaque substance médicamenteuse est dotée d’une qualité active et d’une qualité passive qui sont ses qualités dominantes. Le médecin doit savoir reconnaître les qualités de chaque substance et estimer sa force. Pour chaque qualité, il existe quatre degrés d’intensité différents et progressifs selon l’effet produit sur un organisme sain.

III – Les principes de la médecine arabe

C’est à partir de ces notions que les médecins arabo-musulmans vont constituer les bases de leur médecine car, si Galien a énoncé ces règles, il ne les a appliquées qu’à peu de drogues et n’a défini les qualités dominantes et la force que d’un petit nombre d’entre elles.

Partant de ces principes, l’apport musulman a consisté à systématiser cette recherche et à évaluer la force et les qualités dominantes de toutes les drogues. Chaque substance sera donc définie selon ses qualités froides ou chaudes, sèches ou humides et par son degré dans ces qualités. Les critères d’appréciation basés sur les effets produits principalement sur les sens du goût et de l’odorat restent évidemment du domaine du subjectif et de l’empirique.

À la précision de ces degrés de qualités s’ajoutent la description de la drogue et de ses effets sur les maladies, ses modes de préparation et d’administration, ses contre-indications, la posologie et les succédanés pouvant pallier l’absence d’une substance donnée.

Dans le même temps, les médecins cherchent aussi à définir la force d’un médicament composé de plusieurs simples. Les données arithmétiques de Nicomaque sont appliquées à la pharmacologie et permettent, du moins sur un plan théorique, de calculer par un système de sommes et de rapports le degré et la qualité d’un mélange. Le traité « De la force des médicaments composés » du médecin philosophe Al-Kindî (IXe s.) est consacré à ce sujet. Sa méthode est reprise et discutée, acceptée ou rejetée par ses contemporains et ses successeurs.

Autre exemple : on se penche sur les textes de Galien ayant trait à la thériaque. On cherche à comprendre les raisons qui l’on conduit à répartir l’ensemble des nombreux ingrédients entrant dans la préparation en sept groupes et comment les poids des substances ont été fixés. Ce sont encore les données arithmétiques sur les nombres impairs-pairs et les nombres fractionnaires énoncés par Nicomaque qui vont aider le médecin andalousien Ibn Juljul (Xe s.) à proposer une explication aux théories de Galien. Au XIIe siècle, Ibn Rushd (Averroès) consacre encore un traité à ce grand électuaire et s’élève contre son administration prophylactique, la réservant au traitement d’urgence des empoisonnements et des envenimements et à celui des grandes maladies froides, lèpre, apoplexie, épilepsie…

Les écrits de ces médecins sont le reflet des efforts entrepris pour appliquer un raisonnement logique et rationnel à la médecine.

Les fondements de la médecine arabe reposent sur l’observation d’une progression systématique d’attitudes. L’accent est mis d’abord sur la nécessité de conserver la santé par le respect d’un certain nombre de règles d’hygiène. Ensuite, lorsque la maladie est déclarée, il convient de lutter contre elle. On fait appel en premier lieu aux moyens les plus simples de diététique, puis, en second lieu à une médication par les simples ou à un traitement par les médicaments composés et en dernier lieu, seulement si cela s’impose, à la chirurgie.

• Conservation de la santé Hunayn Ibn Ishâq dans son ouvrage en forme de questions-réponses, destiné à la formation des futurs médecins, Le livre des questions sur la médecine écrit à propos de la thérapeutique :

• « En combien se divise le traitement médical ; > En deux (parties)

• Quelles sont-elles ? > La conservation de la santé chez ceux qui sont en bonne santé par des moyens conformes à leur état et le traitement des maladies par des moyens contraires à leur maladie ».

Le régime de la santé fait donc partie intégrante du traitement médical. Il s’agit avant tout de prévenir la maladie et de conserver l’équilibre relatif habituel d’un organisme humain.

Le régime varie selon le milieu extérieur, les saisons, le climat et doit être adapté en fonction de l’âge, du sexe et de la complexion de l’individu. De par leurs qualités, les aliments pris en quantités variables et associés aux épices, maintiennent l’équilibre de l’organisme humain. Des livres sur les aliments, sur le régime auxquels on peut associer des livres sur la cuisine traitent des règles à respecter.

Aux règles de diététique, s’ajoutent des prescriptions d’hygiène. Les hammams sont extrêmement nombreux et leur fréquentation recommandée. Non seulement l’hygiène entre dans les prescriptions religieuses mais elle fait partie de la qualité de vie. Le hammam est un lieu d’intense sudation. On ouvre ainsi les pores pour excréter les impuretés. La pâte de beauté contribue au nettoyage de la peau. Dans Al-Andalus, par exemple, on utilise à cet effet une terre saponaire de Tolède, tfel, dont parle Ibn Maymûn (Maimonide) (1135-1204). On cite également des terres dites d’Arménie, de Chypre, de Lemnos ou du Yémen. Leurs qualités sont d’être astringentes et détersives. Les onguents et les parfums ont leur utilité. Ces derniers sèchent les humeurs en excédent à l’intérieur du corps humain, « ils réduisent les vents rebelles, fortifient les membres intérieurs (organes) et finalement purifient l’air pestilentiel ». De plus, « la respiration parfumée produit une sensation immédiate de bien-être, le parfum purge merveilleusement le cerveau ».

On s’occupe aussi de la santé de l’esprit et la musique entre dans le traitement car elle joue son rôle dans le soin de l’âme. Enfin, pour compléter les soins préventifs, on recommande également la pratique régulière des exercices physiques. Ainsi comme l’écrit Al-Râzî (Rhazès) (865-923) : « Tant que tu peux soigner à l’aide d’aliments, ne soigne pas avec des médicaments ».

• Thérapie simple

Si la maladie s’installe, le médecin fait son diagnostic : étude des signes, prise du pouls, palpation du patient, examen de la coloration de la peau, observation des urines, suivi de l’évolution de la maladie. La première médication administrée est faite de substances simples. Le médecin connaît les qualités premières (chaleur, froid, sécheresse, humidité) et le degré dans ces qualités de chaque substance mais connaît aussi ses qualités secondaires et peut apprécier si elle est subtilisante, mondificative, astringente, cicatrisante, apaisante, etc. Il sait encore quelles sont ses propriétés particulières qui peuvent concerner un ou plusieurs organes en particulier. Outre son expérience et ses observations personnelles, le médecin dispose d’une somme d’ouvrages de type encyclopédique réunissant l’ensemble des connaissances sur la médecine et la thérapeutique, de traités consacrés aux maladies d’un organe en particulier, d’ouvrages de matière médicale sur les simples, de formulaires pharmaceutiques lui proposant les médicaments composés adaptés au traitement d’une affection donnée. Les exemples suivants montrent quel genre d’informations peut être transmis par les traités de pharmacologie.

Énumération des indications de l’anis : « la qualité (de l’anis) est en somme d’être échauffant et asséchant. Il débarrasse le ventre des ventosités et calme les douleurs ; il est résolutif, provoque l’urine et la sueur. Il dissout les superfluités, convient contre les bêtes nuisibles qui sont venimeuses ; il arrête l’écoulement des fleurs blanches de la matrice ; il accroît l’urine et le lait et donne de l’ardeur au désir sexuel. On dit qu’il est chaud et sec au 3e degré » (Ibn Biklârich, Kitâb al-Musta ‘înî)



Indications et modes de préparation d’une substance animale, le cocon de soie : « le cocon de la soie fortifie le coeur et en purifie le sang ; il est excellent contre les palpitations lorsqu’on l’utilise dans les médicaments musqués. Certains médecins le brûlent pour qu’il soit plus facile à réduire en poudre et pour augmenter sa faculté atténuante. D’autres ne pensent pas qu’il faut pratiquer ainsi pour que sa force ne disparaisse pas et ils le coupent en menus morceaux et l’écrasent avec des perles, du succin et du corail. D’autres, encore, extraient une grande partie de sa qualité par la cuisson dans l’eau et font boire les médicaments avec cette eau ». (Ibn Biklârich, Kitâb al-Musta ‘înî). Préparation d’une huile essentielle, produit d’une méthode complexe. En effet, l’huile de schoenanthe est élaborée grâce à une observation longue et minutieuse, puisqu’il faut un été entier pour affiner les principes actifs. Il est vraisemblable qu’au cours des temps opératoires, l’effet conjugué de la chaleur, dont l’importance est soulignée, et des acides gras permet l’extraction des principes actifs. Ceux-ci se concentrent progressivement par renouvellement de l’opération : « On prend la fleur, on la met dans de l’huile omphacine dont le volume sera double, on expose dans un vase en verre à la chaleur du soleil, au commencement de l’été, et après avoir laissé pendant trente jours, on exprime, on jette le résidu puis on remet de la fleur dans l’huile et cela à trois reprises. Ce qui convient le plus dans le cours de l’opération, c’est la chaleur ».

• Thérapie composée

Il faut se rendre à l’évidence : la drogue simple n’est pas toujours suffisante pour le traitement d’une maladie complexe et il convient alors de faire appel à des mélanges de substances. Les recettes en sont proposées dans des formulaires pharmaceutiques ou Aqrâbâdhîn…

La composition indiquée ci-après est tirée du « Livre de l’oreiller » du médecin d’Al-Andalus Ibn Wâfid (m. 1074). En tête de la recette figure l’indication, puis les drogues dont les parties actives sont spécifiées avec l’indication du poids de chacune d’entre elles. Le mode préparatoire, le mode d’administration et la posologie sont ensuite précisés :

« Pour un homme affecté par une grosse chaleur à l’entrée de l’été. Il l’utilisera et s’en trouva bien :

2 dirhams de feuilles de rose,
3 dirhams de semences de chicorée,
1 mithqâl de manne de bambou,
1 dirham de fleur de violette,

Pulvérise le tout. Malaxe avec de l’eau de rose. Prépare avec la pâte obtenue des pastilles d’un mithqâl et mets à sécher à l’ombre.

Fais le prendre au malade avec un julep comme du sirop de rose ou de violette en cas de constipation ou comme du sirop de grenades ou de pommes ».

Les plus complexes de ces compositions sont les thériaques. Faites à l’origine pour lutter contre les venins et les poisons animaux et végétaux, elles ont ensuite servi dans le traitement de certaines maladies et pour ce faire le nombre de leurs ingrédients a augmenté considérablement. Celle qui porte le nom de thériaque « al-farûq » et qui correspond à ce que l’on désigne en Occident par le terme de « Grande thériaque », a pu inclure plus de soixante-dix composants.

De tout temps et qu’elles que soient les religions, des tabous ont empêché la dissection et l’autopsie. Les interdictions présentes aussi bien pendant la période médiévale chez les musulmans que chez les chrétiens limitaient les connaissances anatomiques indispensables à l’exercice de la chirurgie. Cependant, les observations anatomiques avaient lieu que ce soit sur les blessés, les morts des champs de bataille ou sur les animaux. La nécessité de cette connaissance s’imposait pour qui souhaitait devenir chirurgien comme l’écrit Al-Madjûsî (IXe s.) : « Celui qui veut apprendre la chirurgie, doit connaître où se situent les os, quelles sont leurs formes, comment ils s’associent entre eux et les muscles qui s’y rapportent ». Ibn Al-Nafîs (XIIIe s.) note pour sa part que : « La dissection des petits vaisseaux au niveau de la peau est difficile sur un individu vivant car elle est douloureuse. Elle est également difficile à pratiquer sur un mort dont le décès a été causé par une maladie diminuant la quantité de sang comme la diarrhée ou l’hémorragie. Elle est facile sur un individu mort par strangulation car celle-ci pousse le sang et le souffle vers l’extérieur et fait gonfler les veines. Cependant, l’autopsie doit avoir lieu juste après la mort pour éviter la coagulation du sang ».



Il apparaît clairement à travers ces deux citations que la dissection était pratiquée et que l’anatomie est une science indispensable pour le médecin comme en témoigne le grand nombre de manuels de physiologie et d’anatomie.

Le livre trente d’« Al-tasrîf » de l’andalousien Al-Zahrâwî est tout entier dédié à la chirurgie. L’auteur y insiste sur l’obligation de bien connaître l’anatomie car l’incompétence en la matière peut entraîner des accidents : « […] celui qui méconnaît ce qui vient d’être dit à propos de l’anatomie ne manquera pas de commettre des erreurs fatales. Ainsi, j’ai vu un médecin ignorant qui coupant une tumeur située au cou chez une femme, atteignit l’une des artères du cou. La femme eut une hémorragie au point d’en mourir ». Al-Zahrâwî décrit les opérations obstétricales, abdominales et les opérations de hernies, de fistules, l’extraction des calculs vésicaux, l’ablation des tumeurs, les trépanations, les extractions de pointes de flèches, la ponction de l’ascite, la fragmentation des calculs urinaires. Il décrit les méthodes pour accélérer la coagulation du sang et pour ligaturer les artères. La troisième partie de son ouvrage concerne les fractures et les luxations. On doit à ce médecin qui a également doté son ouvrage d’un grand nombre de croquis des instruments chirurgicaux utilisés de son temps, la première description de la lèpre et une des premières descriptions de l’hémophilie.

La première grande crainte du chirurgien a trait aux risques d’hémorragie. À une période plus tardive (fin XIIIe – début XIVe), le chirurgien du royaume de Grenade, Al-Shafra en vient à provoquer la suppuration et même la gangrène afin d’éviter l’hémorragie. Ainsi avant de pratiquer une amputation, il sépare le « mort du vif » par des ligatures serrées chaque jour un peu plus et par application du côté sain d’une pommade à base de terre d’Arménie et de vinaigre et du côté gangrené d’une pommade à base de soufre. Ensuite seulement, il scie l’os et le protège jusqu’à la guérison complète.

Al-Zahrâwî considère que les risques hémorragiques doivent être essentiellement traités par le cautère qu’il ne faut cependant utiliser qu’en dernier ressort. La cautérisation est devenue une pratique extrêmement courante notamment en raison de son caractère antiseptique mais le cautère est également employé dans les cas de goutte, d’arthrite, de maux de têtes, d’épilepsie, de mélancolie, etc.

• L’hôpital

Selon les structures existantes, l’examen et le suivi du malade se faisaient à son chevet, au domicile du médecin ou sur le lieu de sa consultation (parfois près des marchés) ou à l’hôpital. On désigne l’hôpital par le terme tiré du persan, bîmâristân, qui, plus tard, prendra le sens restrictif d’asile d’aliénés. En Orient musulman, les hôpitaux ont été fondés de façon précoce. Certains historiens parlent de la création d’un hôpital pour pauvres par le calife omeyyade Al-Wâlid 1er (705-710) mais certaines descriptions font penser qu’il s’agissait plutôt d’une léproserie.

Le premier hôpital de Bagdad est fondé sous le règne d’Hârûn Al-Rashîd (786-809). Durant le IXe siècle, cinq autres bîmâristâns sont construits dans la capitale du califat. Pour la petite histoire, on raconte souvent comment le site du bîmâristân al-‘adudî a été déterminé. Des morceaux de viande avaient été suspendus dans différents endroits de la ville pour s’assurer de la pureté de l’air et l’on choisit de fonder l’hôpital sur l’une des boucles du Tigre, là où la putréfaction fut la plus lente à se produire. À ses débuts, cet hôpital comptait vingt-quatre médecins et son premier directeur en aurait été le médecin Al-Râzî (Rhazès).

Certains centres urbains provinciaux possèdent leurs hôpitaux ainsi par exemple : celui de la ville de Rayy dirigé par Al-Râzî puis par Ibn Sînâ (Avicenne), celui de Damas construit par Nûr Al-Dîn, en 1170, grâce à la rançon obtenue pour la libération d’un roi franc inconnu. Le bîmâristân Al-Mansûrî du Caire, où, dit-on, tout était fait pour favoriser la guérison des malades, est fondé en 1284. Entre 820 et 835, les premiers hôpitaux apparaissent à Kairouan puis à Tunis dans la deuxième moitié du siècle. Dans le reste du Maghreb, on ne peut mentionner jusqu’à la fin du XIIe – début XIIIe siècle que l’existence d’un grand hôpital bâti à Marrakech tandis que dans Al-Andalus, le seul hôpital connu est celui de Grenade au XIVe siècle.

Ces hôpitaux sont financés par des fondations pieuses, les waqf, ainsi que par des princes et des personnalités qui leur font don d’une partie de leurs biens. Quelles en sont les règles de fonctionnement ? Tous les malades, et surtout les plus pauvres, ont accès aux soins gratuitement et le séjour n’est pas limité en temps. Les hommes comme les femmes sont admis, dans des bâtiments séparés, qu’ils soient musulmans ou non. Toutefois, si la place vient à manquer la priorité revient aux musulmans.

Plusieurs secteurs séparés sont consacrés à la chirurgie, à l’ophtalmologie, à l’orthopédie et aux maladies internes. Ce dernier secteur et lui-même divisé en plusieurs salles : pour les fièvres, pour les tempéraments froids, pour les diarrhées, pour l’aliénation mentale car les aliénés, bien assistés, ne sont pas mis à l’écart. Si les plus violents sont attachés par des fers, d’autres méthodes ont cours pour traiter les patients. Ainsi la balnéothérapie et la musique peuvent respectivement aider à soulager les maniaques et les mélancoliques car comme l’écrit, au IXe siècle, le médecin Ibn Butlân « l’effet de la mélodie sur un esprit dérangé est semblable à celui des médicaments sur un corps malade ». Le malade mental est ainsi pris en charge selon l’affection dont il souffre et son traitement par les médicaments simples ou composés est fait de sédatifs, parmi lesquels principalement l’opium, de purgatifs, de stimulants pour les apathiques, etc. On associait aux traitements médicamenteux les bains, les massages et les saignées. L’hôpital comprend également des salles réservées au stockage des médicaments simples et à la préparation des remèdes. Les médecins peuvent se faire assister dans la préparation des médicaments composés par des auxiliaires.

Enfin, les hôpitaux servent de centre de formation pour les étudiants ou les médecins moins expérimentés. Les leçons se donnent, lors des consultations, au chevet des malades auprès desquels le maître interroge l’élève qui répond. On organise des séances de travail et de réflexion ; on y donne lecture de textes médicaux et de pharmacopée et l’on y rédige des traités spécifiquement consacrés aux soins à l’hôpital, Dustûr al-bîmâristân. Les livres indispensables à la formation médicale sont à la disposition des étudiants car l’apprentissage est essentiellement livresque et fondé sur l’étude des textes de référence. Il faut considérer que, dans sa conception et son mode de fonctionnement, l’hôpital a été l’une des grandes réalisations de la société arabomusulmane.

J’ai tracé ici, de façon très synthétique, les grandes lignes du développement de la médecine dans le monde arabo-musulman. Ses savants ont eu un double mérite : d’abord, celui d’avoir permis, par les traductions qui en ont été faites en arabe, de conserver les savoirs antiques, de les avoir étudiés et commentés, puis, celui d’avoir enrichi les principes acquis de leurs propres observations. Nous pouvons aujourd’hui juger infimes les progrès accomplis. Cependant, il convient, pour les apprécier à leur juste valeur, de les replacer dans leur contexte temporel et de les comparer aux conditions d’exercice de la médecine dans les sphères occidentales, à la même époque.

Quelques points dignes d’intérêt peuvent être mentionnés pêle-mêle : l’attention portée au traitement de la douleur et l’utilisation raisonnée des anesthésiques, les descriptions de cas cliniques (rougeole, variole, catharre, allergie, mélancolie…), de filariose (vers de Médine : Ibn Zuhr), du mode de contagion de la peste (Ibn al-Khatîb, Ibn Khatîma), la description et l’amélioration des techniques opératoires notamment en ophtalmologie et odontologie, la découverte de la petite circulation pulmonaire (Ibn al-Nafîs), l’expérimentation sur l’animal, avant son application à l’homme, d’une trachéotomie, la pose d’une sonde oesophagienne (Ibn Zuhr), l’utilisation du fil de soie pour suturer les blessures (Al-Zahrâwî), l’enrichissement de la pharmacopée, la réflexion sur les médicaments composés et le calcul de leur force, la diversification des formes médicamenteuses, l’emploi de médicament retard par enrobage, la fondation d’hôpitaux laïques ouverts à tous avec secteur des contagieux distinct, le début de traitement par la musique et par l’eau des aliénés mentaux… Ces exemples, non exhaustif d’ailleurs, pris dans le domaine de la médecine théorique et pratique démontrent bien l’aspect multiforme de la connaissance des médecins arabo-musulmans. Entre la fin du XIe siècle et la première moitié du XIIIe siècle, deux voies principales de circulation des savoirs permettent au monde occidental latin d’accéder aux principaux textes en arabe qu’il s’agisse des traductions à partir du grec ou des traités originaux produits par les grands médecins arabes. L’Italie et la Sicile, le Maghreb et Al-Andalus sont les zones de contact. Chronologiquement, les écrits en arabe, entrent d’abord en Italie par les traductions latines qu’en fait Constantin l’Africain entre 1077 et 1087 et participent ainsi à fonder la médecine européenne. Leur diffusion est assurée par l’École de Salerne qui les enseigne. La péninsule ibérique, plus tardivement, est le cadre de la seconde phase d’acquisition. La matière à disposition est alors beaucoup plus abondante et touche à toutes les disciplines. Une intense activité traductrice se développe à Tolède dans le courant du XIIe siècle. Une foule de lettrés s’y retrouve avec le même objectif : accéder à une somme de savoirs, copier et traduire à l’usage du monde latin des manuscrits jusqu’alors inaccessibles. L’élite des savants juifs a également joué un rôle très important dans ce mouvement de diffusion des idées. Souvent originaires d’Al-Andalus et de culture arabe, ils ont grandement contribué à la traduction des écrits et les ont exportés vers l’Europe latine.

Avec la naissance et le développement des Universités à Bologne, Paris, Oxford et Montpellier, il devient nécessaire d’établir des programmes d’enseignement. Les lectures faites dans les cours dits « ordinaires » à l’Université de Paris, entre 1270 et 1274, sont d’abord empruntées à la tradition salernitaine. Il s’agit principalement des ouvrages traduits par Constantin l’Africain : textes d’Hippocrate, de Galien, d’Isaac Israéli, d’Ibn al-Jazzâr et de Ioannitus (Hunayn Ibn Ishâq). En pharmacologie, l’Antidotaire Nicolas puisé aux sciences arabes sert de référence. Bientôt les textes traduits en Espagne, notamment par Gérard de Crémone, se répandent et les universités assimilent ce nouveau capital post constantinien. Certains auteurs comme Ibn Sînâ (Avicenne), Al-Râzî (Rhazès) sont lus dans les cours ordinaires. Ils sont ainsi au programme de l’Université de Montpellier en 1309 et le « Canon » est alors largement utilisé comme base de l’enseignement. D’autres comme Ibn Rushd (Averroès) sont commentés et discutés. De ces processus naîtra notre science moderne lentement forgée au cours des siècles.

Joelle Ricordel
CNRS – Département de Philosophie et des Sciences arabes et médiévales